Par Caroline Salomon
Le parcours d’une femme engagée
Le 28 juillet dernier s’éteint une des figures du féminisme la plus adulée de son temps. Avocate de renom, engagée socialement et politiquement, Gisèle Halimi s’allie aux femmes victimes de violences sexuelles et s’oppose aux mentalités arriérées de l’époque dans de grands procès. Bien décidée à plaider pour la légalisation de l’avortement, elle décide de représenter Marie-Claire Chevalier dans le procès de Bobigny, procès à grande résonnance politique et sociale.
C’est en 1927 dans une petite ville d’Algérie que naît Gisèle Halimi. Dès son plus jeune âge, elle s’engage pour défendre des problèmes sociétaux importants, notamment la vision de la femme dans la famille. Elle se révolte contre l’obligation pour les femmes de servir les hommes à table et d’effectuer les tâches ménagères. À tout juste dix ans, elle va jusqu’à entamer une grève de la faim pour défendre son droit à la lecture, ce qu’elle reproduit trois plus tard pour ne plus avoir à faire le lit de ses frères.
À quinze ans, elle refuse un mariage arrangé et décide d’aller étudier le droit et la philosophie à La Sorbonne. Elle suit en parallèle une formation à l’Institut d’études politiques de Paris, tout en travaillant comme téléphoniste pour pouvoir se payer ses études.
En 1949 elle épouse Paul Halimi, un administrateur civil, et entre au barreau de Tunis dans l’optique de défendre des indépendantistes tunisiens et membre du Front de Libération Nationale (FLN).
Avant de repartir à Paris et de s’installer avec Claude Faux, ami de Jean-Paul Sartre avec qui elle se remarie, elle décide de défendre Djamila Boupacha, militante FLN, torturée et violée par des soldats français et marque ainsi le début de ses procès féministes et anticolonialistes.
Durant ce grand procès, elle fait la rencontre de Simone de Beauvoir qui réussit à lui faire signer un peu plus tard le Manifeste des 343 , publié par Le Nouvel Observateur et œuvrant pour la dépénalisation et la légalisation de l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG), œuvre s’inscrivant dans la lignée de la loi Veil, adoptée quatre ans plus tard. Les signataires déclarent avoir violé la loi française en ayant déjà avorté et plaident pour qu’aucune femme n’ait plus à mettre sa vie en danger en avortant clandestinement.
Sur le plan politique, elle fonde en 1965 le Mouvement démocratique féminin avec notamment Evelyne Sullerot et Colette Audry, pour soutenir la candidature de François Mitterrand à la présidence de la République.
Avec Simone de Beauvoir, elles décident de fonder le mouvement « Choisir la cause des femmes », organisation non-gouvernementale spécialisée dans le droit des femmes, notamment dans la défense des femmes maltraitées.
En 1972, lors de l’affaire Marie-Claire Chevalier, le mouvement joue un rôle conséquent et réussit à mobiliser la population en favorisant une prise de conscience de l’opinion publique sur le choix de pratiquer l’IVG.
Un procès déterminant dans la lutte des femmes pour la légalisation de l’IVG
En 1972, Marie-Claire Chevalier, une lycéenne de 16 ans est violée par un de ses camarades et décide par la suite de se faire avorter clandestinement. Sa mère, employée de la RATP qui élève seule ses trois filles, n’a pas les moyens de la faire avorter chez un médecin et va donc s’adresser à une de ses collègues qui s’est dans le passé fait avorter elle-même ; mais lorsque c’est au tour de la jeune fille, elle est victime d’une hémorragie et doit être conduite à l’hôpital. Ce n’est que quelque jours plus tard que Marie-Claire est arrêtée, après avoir été dénoncée par son violeur. Gisèle Halimi décide de prendre la défense de Marie-Claire, de sa mère accusée d’avoir aidé sa fille, de l’avorteuse et de deux intermédiaires.
Marie-Claire est mineure, son audience se tient donc à huit-clos, divisant le procès en deux parties. Elle comparaît au tribunal pour enfants de Bobigny et est relaxée, jugeant qu’elle a fait face à des « contraintes » à prendre en compte. Cependant, Maître Halimi s’exprime dans les médias : « Nous n’aurions pas accepté un autre verdict », dit alors l’avocate, « nous aurions fait appel, même pour une condamnation avec sursis de quinze jours ».
Le plus gros reste encore à faire : la deuxième partie du procès a lieu quelques semaines plus tard. Le jour de l’audience, des centaines de personnes se pressent à Bobigny pour assister à l’événement. D’emblée, Gisèle Halimi donne le ton : "J’ai avorté. Je le dis. Messieurs, je suis une avocate qui a transgressé la loi." Elle enchaîne dans sa plaidoirie : "Regardez-vous, messieurs, et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes, pour parler de quoi ? De leur utérus, de leurs maternités, de leurs avortements, de leur exigence d’être physiquement libres… Est-ce que l’injustice ne commence pas là ?"
Pour ce procès, elle obtient également le soutien de nombreuses personnalités, dont Jacques Monod, prix Nobel de médecine et François Jacob, Simone de Beauvoir, mais aussi le professeur Paul Milliez, catholique fervent opposé à l’avortement. "Cette affaire est injuste, insupportable, j’irai témoigner à Bobigny", lui dit-il. "Je vous demanderai publiquement à la barre : "Si Marie-Claire était venue vous voir, qu’auriez-vous fait ?". Il me regarde bien en face : "Je l’aurais avortée". C’est ainsi qu’il est devenu mon témoin capital. J’en étais bouleversée car je mesurais sa déchirure."
Le 22 novembre, le tribunal de Bobigny condamne finalement Michèle Chevalier à 500 francs d’amende avec sursis, l’avorteuse, Micheline Bambuck, à un an d’emprisonnement avec sursis et relaxe Renée Sausset et Lucette Dubouchet, les deux femmes ayant servi d’intermédiaires.
Les peines prononcées sont seulement symboliques et marquent une avancée capitale dans la considération de l’avortement comme un droit et non comme un crime. Selon Gisèle Halimi, « un pas en avant a été fait vers la suppression d’une loi caduque ». Un combat que reprendra Simone Veil dès son arrivée au ministère de la Santé, au printemps 1974.
En quelques jours seulement, l'évènement a abouti à un soulèvement de l’opinion public irréversible menant à la révision de la loi de 1920, loi considérant l'avortement comme un délit en France, mais également à l’avènement de la loi Veil de 1975, autorisant l’IVG.
Son regard sur le féminisme actuel et son hommage
Le mouvement fondé avec Simone de Beauvoir, « Choisir la cause des femmes » s’est par la suite spécialisé dans les droits des femmes en général et s’est joint au combat pour la pénalisation du viol et pour la parité en politique, Gisèle Halimi étant devenue député à l’assemblée nationale.
Sur les nouveaux mouvements comme #metoo, Halimi porte un regard sceptique, confie Annick Cojean : "Elle disait 'Une fois qu’on dit #metoo on fait quoi ? C’est sympathique, mais qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on saisit la justice ? Est-ce qu’on change les lois ? Est-ce que ce n’est pas un peu facile ? Un peu déclaratif ? Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas fait assez avancer les choses'."
À sa mort le 28 juillet dernier, il a brièvement été évoqué un hommage national, mais rien n’a été fait. "À son enterrement, il n’y avait même pas un représentant du gouvernement", s’insurge Annick Cojean. "Cette femme a changé nos vies, elle a été avocate, députée, ambassadeur de France, et pas un membre du gouvernement ne s’est déplacé." Plusieurs pétitions ont été créées dans l’optique de son entrée au Panthéon, et les textes lancés notamment par Louise Debray, psychologue chez Womensafe spécialisée dans les violences faites aux femmes, recueillent plusieurs milliers de signature. En parallèle de tout le travail révolutionnaire réalisé par Gisèle Halimi, que ce soit en tant qu’avocate ou député, elle s’est également essayé à l’écriture, afin de faire rayonner son engagement, ses combats et ses visions et comme elle le proclame en parlant des femmes: "J’attends qu’elles fassent la révolution. Soyez égoïstes ! Devenez prioritaires."
SA PLAIDOIRIE DANS L'AFFAIRE MARIE-CLAIRE CHEVALIER:
LA PLAIDOIRIE
« Monsieur le président, Messieurs du tribunal,
Je ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme.
Je ressens donc au premier plan, au plan physique, il faut le dire, une solidarité fondamentale avec ces quatre femmes, et avec les autres.
Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est que je m’identifie précisément et totalement avec Mme Chevalier et avec ces trois femmes présentes à l’audience, avec ces femmes qui manifestent dans la rue, avec ces millions de femmes françaises et autres.
Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma pratique quotidienne.
Et si je ne parle aujourd’hui, Messieurs, que de l’avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une loi d’un autre âge, c’est moins parce que le dossier nous y contraint que parce que cette loi est la pierre de touche de l’oppression qui frappe les femmes.
C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée.
Voilà vingt ans que je plaide, Messieurs, et je pose chaque fois la question et j’autorise le tribunal à m’interrompre s’il peut me contredire. Je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de l’État, ou pour la femme d’un médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou d’un P-DG de société, ou pour la maîtresse de ces mêmes messieurs.
Je pose la question. Cela s’est-il trouvé dans cette enceinte de justice ou ailleurs ? Vous condamnez toujours les mêmes, les « Mme Chevalier ». Ce que nous avons fait, nous, la défense, et ce que le tribunal peut faire, ce que chaque homme conscient de la discrimination qui frappe les mêmes femmes peut faire, c’est se livrer à un sondage très simple. Prenez des jugements de condamnation pour avortement, prenez les tribunaux de France que vous voudrez, les années que vous voudrez, prenez cent femmes condamnées et faites une coupe socio-économique : vous retrouverez toujours les mêmes résultats :
- 26 femmes sont sans profession, mais de milieu modeste, des « ménagères » ; - 35 sont employées de bureau (secrétaires-dactylos) : au niveau du secrétariat de direction, déjà, on a plus d’argent, on a des relations, on a celles du patron, un téléphone… ; - 15 employées de commerce et de l’artisanat (des vendeuses, des coiffeuses…) ; - 16 de l’enseignement primaire, agents techniques, institutrices, laborantines ; - 5 ouvrières ; - 3 étudiantes.
Autre exemple de cette justice de classe qui joue, sans la moindre exception concernant les femmes : le manifeste des 343.
Vous avez entendu à cette barre trois de ses signataires. J’en suis une moi-même. Trois cent quarante trois femmes (aujourd’hui, trois mille) on dénoncé le scandale de l’avortement clandestin, le scandale de la répression et le scandale de ce silence que l’on faisait sur cet avortement. Les a-t-on seulement inculpées ? Nous a-t-on seulement interrogées ? Je pense à Simone de Beauvoir, à Françoise Sagan, à Delphine Seyrig – que vous avez entendues – Jeanne Moreau, Catherine Deneuve… Dans un hebdomadaire à grand tirage, je crois, Catherine Deneuve est représentée avec la légende : « La plus jolie maman du cinéma français » ; oui certes, mais c’est aussi « la plus jolie avortée du cinéma français » !
Retournons aux sources pour que Marie-Claire, qui s’est retrouvée enceinte à seize ans, puisse être poursuivie pour délit d’avortement, il eût fallu prouver qu’elle avait tous les moyens de savoir comment ne pas être enceinte, et tous les moyens de prévoir.
Ici, Messieurs, j’aborde le problème de l’éducation sexuelle.
Vous avez entendu les réponses des témoins. Je ne crois pas que, sur ce point, nous avons appris quelque chose au tribunal. Ce que je voudrais savoir, c’est combien de Marie-Claire en France ont appris qu’elles avaient un corps, comment il était fait, ses limites, ses possibilités, ses pièges, le plaisir qu’elles pouvaient en prendre et donner ?
Combien ?
Très peu, j’en ai peur.
Il y a dans mon dossier une attestation de Mme Anne Pério, professeur dans un lycée technique, qui indique que, durant l’année scolaire 1971-1972, il y a eu treize jeunes filles entre dix-sept ans et en vingt ans en état de grossesse dans ce lycée. Vous avez entendu, à l’audience, Simone Iff, vice-présidente du Planning familial. Elle est venue vous dire quel sabotage délibéré les pouvoirs publics faisaient précisément de cet organisme qui était là pour informer, pour prévenir, puisque c’est de cela qu’il s’agit.
Vous avez, Messieurs, heureusement pour vous, car je vous ai sentis accablés sous le poids de mes témoins et de leur témoignage, échappé de justesse à deux témoignages de jeunes gens de vingt ans et de dix-sept ans, mes deux fils aînés, qui voulaient venir à cette barre. Ils voulaient vous dire d’abord à quel point l’éducation sexuelle avait été inexistante pendant leurs études. L’un est dans un lycée et l’autre est étudiant. Ils voulaient faire – il faut le dire – mon procès. Mon procès, c’est-à-dire le procès de tous les parents. Car l’alibi de l’éducation sexuelle, à la maison, il nous faut le rejeter comme quelque chose de malhonnête. Je voudrais savoir combien de parents – et je parle de parents qui ont les moyens matériels et intellectuels de le faire – abordent tous les soirs autour de la soupe familiale l’éducation sexuelle de leurs enfants. Mme Chevalier, on vous l’a dit, n’avait pas de moyens matériels, et elle n’avait pas reçu elle-même d’éducation sexuelle. Je parle de moi-même et de mes rapports avec mes enfants. Moi, je n’ai pas pu le faire. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais je peux peut-être essayer de l’expliquer. Peut-être parce que, entre les parents et les enfants, il y a un rapport passionnel, vivant, vivace, et c’est bon qu’il en soit ainsi ; peut-être aussi parce que, pour les enfants, il y a cette image des rapports amoureux des parents et que cela peut culpabiliser les enfants et la mère ? Toujours est-il que l’on ne peut décider que les parents auront l’entière responsabilité de l’éducation sexuelle. Il faut des éducateurs spécialisés, quitte pour les parents à apporter, en quelque sorte, une aide complémentaire.
Pourquoi ne pratique-t-on pas l’éducation sexuelle dans les écoles puisqu’on ne veut pas d’avortement ?
Pourquoi ne commence-t-on pas par le commencement ? Pourquoi ?
Parce que nous restons fidèles à un tabou hérité de nos civilisations judéo-chrétiennes qui s’oppose à la dissociation de l’acte sexuel et de l’acte de procréation. Ils sont pourtant deux choses différentes. Ils peuvent être tous les deux actes d’amour, mais le crime des pouvoirs publics et des adultes est d’empêcher les enfants de savoir qu’ils peuvent être dissociés.
Deuxième responsabilité :
L’accusation, je le lui demande, peut-elle établir qu’il existe en France une contraception véritable, publique, populaire et gratuite ? Je ne parle pas de la contraception gadget, de la contraception clandestine qui est la nôtre aujourd’hui. Je parle d’une véritable contraception. Je dois dire que j’ai cru comprendre que même la contraception était prise à partie dans ce débat.
Je dois dire qu’il m’est arrivé de parler à plusieurs reprises de ce problème, publiquement. J’ai eu face de moi des hommes d’Église : même eux n’avaient pas pris cette position. La contraception, à l’heure actuelle, c’est peut-être 6% ou 8% des femmes qui l’utilisent. Dans quelles couches de la population ? Dans les milieux populaires, 1% !
Dans la logique de la contraception, je dis qu’est inscrit le droit à l’avortement.
Supposons que nous ayons une parfaite éducation sexuelle. Supposons que cela soit enseigné dans toutes les écoles. Supposons qu’il y ait une contraception véritable, populaire, totale, gratuite. On peut rêver… Prenons une femme libre et responsable, parce que les femmes sont libres et responsables. Prenons une de ces femmes qui aura fait précisément ce que l’on reproche aux autres de ne pas faire, qui aura manifesté constamment, régulièrement, en rendant visite à son médecin, sa volonté de ne pas avoir d’enfants et qui se trouverait, malgré tout cela, enceinte.
Je pose alors la question : « Que faut-il faire ? »
J’ai posé la question à tous les médecins. Ils m’ont tous répondu, à l’exception d’un seul : « il faut qu’elle avorte ». Il y a donc inscrit, dans la logique de la contraception, le droit à l’avortement. Car personne ne peut soutenir, du moins je l’espère, que l’on peut donner la vie par échec. Et il n’y a pas que l’échec. Il y a l’oubli. Supposez que l’on oublie sa pilule. Oui. On oublie sa pilule. Je ne sais plus qui trouvait cela absolument criminel. On peut oublier sa pilule. Supposez l’erreur. L’erreur dans le choix du contraceptif, dans la pose du diaphragme.
L’échec, l’erreur, l’oubli…
Voulez-vous contraindre les femmes à donner la vie par échec, par erreur, par oubli ? Est-ce que le progrès de la science n’est pas précisément de barrer la route à l’échec, de faire échec à l’échec, de réparer l’oubli, de réparer l’erreur ? C’est cela, me semble-t-il, le progrès. C’est barrer la route à la fatalité et, par conséquence, à la fatalité physiologique.
J’ai tenu à ce que vous entendiez ici une mère célibataire. Le tribunal, je l’espère, aura été ému par ce témoignage. Il y a ici des filles, des jeunes filles qui, elles, vont jusqu’au bout de leur grossesse pour des raisons complexes, mais disons, parce qu’elles respectent la loi, ce fameux article 317. Elles vont jusqu’au bout.
Que fait-on pour elles ? On les traites de putains. On leur enlève leurs enfants, on les oblige, la plupart du temps, à les abandonner ; on leur prend 80% de leur salaire, on ne se préoccupe pas du fait qu’elles sont dans l’obligation d’abandonner leurs études. C’est une véritable répression qui s’abat sur les mères célibataires. Il y a là une incohérence au plan de la loi elle-même.
J’en arrive à ce qui me paraît le plus important dans la condamnation de cette loi. Cette loi, Messieurs, elle ne peut pas survivre et, si l’on m’écoutait, elle ne pourrait pas survivre une seconde de plus : Pourquoi ? Pour ma part, je pourrais me borner à dire : parce qu’elle est contraire, fondamentalement, à la liberté de la femme, cet être, depuis toujours opprimé. La femme était esclave disait Bebel, avant même que l’esclavage fût né. Quand le christianisme devint une religion d’État, la femme devint le « démon », la « tentatrice ». Au Moyen Âge, la femme n’est rien. La femme du serf n’est même pas un être humain. C’est une bête de somme. Et malgré la Révolution où la femme émerge, parle, tricote, va aux barricades, on ne lui reconnaît pas la qualité d’être humain à part entière. Pas même le droit de vote. Pendant la Commune, aux canons, dans les assemblées, elle fait merveille. Mais une Louise Michelle et une Hortense David ne changeront pas fondamentalement la condition de la femme.
Quand la femme, avec l’ère industrielle, devient travailleur, elle est bien sûr – nous n’oublions pas cette analyse fondamentale – exploitée comme les autres travailleurs.
Mais à l’exploitation dont souffre le travailleur, s’ajoute un coefficient de surexploitation de la femme par l’homme, et cela dans toutes les classes.
La femme est plus qu’exploitée. Elle est surexploitée. Et l’oppression – Simone de Beauvoir le disait tout à l’heure à la barre – n’est pas seulement celle de l’économie.
Elle n’est pas seulement celle de l’économie, parce que les choses seraient trop simples, et on aurait tendance à schématiser, à rendre plus globale une lutte qui se doit, à un certain moment, d’être fractionnée. L’oppression est dans la décision vieille de plusieurs siècles de soumettre la femme à l’homme. « Ménagère ou courtisane », disait d’ailleurs Proudhon qui n’aimait ni les juifs, ni les femmes. Pour trouver le moyen de cette soumission, Messieurs, comment faire ? Simone de Beauvoir vous l’a très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin : un destin biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus.
Telle est l’idéologie de ce système que nous récusons.
Savez-vous, Messieurs, que les rédacteurs du Code civil, dans leur préambule, avaient écrit ceci et c’est tout le destin de la femme : « La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants… Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier. » Certes, le Code civil a changé, et nous nous en réjouissons. Mais il est un point fondamental, absolument fondamental sur lequel la femme reste opprimée, et il faut, ce soir, que vous fassiez l’effort de nous comprendre.
Nous n’avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.
S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N’est-ce pas déjà le signe le plus certain de notre oppression ? Pardonnez-moi, Messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avortements !...
- Croyez-vous que l’injustice fondamentale et intolérable n’est pas déjà là ?
- Ces quatre femmes devant ces quatre hommes !
- Ne croyez-vous pas que c’est là le signe de ce système oppressif que subit la femme ? Comment voulez-vous que ces femmes puissent avoir envie de faire passer tout ce qu’elles ressentent jusqu’à vous ? Elles ont tenté de le faire, bien sûr, mais quelle que soit votre bonne volonté pour les comprendre – et je ne la mets pas en doute – elles ne peuvent pas le faire. Elles parlent d’elles-mêmes, elles parlent de leur corps, de leur condition de femmes, et elles en parlent à quatre hommes qui vont tout à l’heure les juger. Cette revendication élémentaire, physique, première, disposer de nous-mêmes, disposer de notre corps, quand nous la formulons, nous la formulons auprès de qui ? Auprès d’hommes. C’est à vous que nous nous adressons.
- Nous vous disons : « Nous, les femmes, nous ne voulons plus être des serves ».
Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ?... Cela est démentiel !
Accepter que nous soyons à ce point aliénées, accepter que nous ne puissions pas disposer de notre corps, ce serait accepter, Messieurs, que nous soyons de véritables boîtes, des réceptacles dans lesquels on sème par surprise, par erreur, par ignorance, dans lesquels on sème un spermatozoïde. Ce serait accepter que nous soyons des bêtes de reproduction sans que nous ayons un mot à dire.
L’acte de procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. Et personne, comprenez-moi, Messieurs, personne n’a jamais pu obliger une femme à donner la vie quand elle a décidé de ne pas le faire.
En jugeant aujourd’hui, vous allez vous déterminer à l’égard de l’avortement et à l’égard de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la question qui est fondamentale. Est-ce qu’un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même ? Nous n’avons plus le droit de l’éviter.
J’en ai terminé et je pris le tribunal d’excuser la longueur de mes explications. Je vous dirai seulement encore deux mots : a-t-on encore, aujourd’hui, le droit, en France, dans un pays que l’on dit "civilisé", de condamner des femmes pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à disposer d’elle-même ? Ce jugement, Messieurs, vous le savez – je ne fuis pas la difficulté, et c’est pour cela que je parle de courage – ce jugement de relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s’en préoccupera. Nous vous le disons, il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n’accepterons plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence. »
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