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La lutte contre les violences conjugales, entre ombre et éclats

Dernière mise à jour : 2 avr. 2022

Par Elise Masson. Publié le 11 février 2022 à la Revue du Collège de Droit de la Sorbonne.


Crédit: Elise Masson

La loi interdit toute forme de violences conjugales, qu’elles soient commises sur une femme ou sur un homme. Or, selon une étude de l’Insee, 213 000 femmes subissent chaque année en France des violences physiques et/ou sexuelles commises par leur conjoint ou ex-conjoint. Un chiffre sur lequel il n’est plus possible de fermer les yeux, tandis que la lutte contre les violences conjugales, véritable combat de l’ombre, éclate au grand jour.


En effet, trop longtemps occulté voire nié, ce fléau social est aujourd’hui reconnu et de plus en plus mis en lumière dans les politiques publiques. Cependant, les violences faites aux femmes constituent encore aujourd’hui l’une des violations des droits humains les plus répandues, en France et dans le monde. À cet égard, le 25 novembre dernier, journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes, plus de 50 000 personnes ont participé, à Paris, à la marche de protestation contre les violences sexistes et sexuelles, au nom de celles qui ne peuvent plus parler.


Crédit: Jeanne Manjoulet

La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, adoptée en 1993 par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, définit ces violences comme les actes « dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ». Or, c’est dans le huis-clos conjugal que surviennent majoritairement ces violences. En découle ainsi la tenace difficulté de la lutte contre ce phénomène.


Dès lors, bien que traditionnellement conservées à l’ombre de la vie de la Cité, les violences conjugales se trouvent de plus en plus éclairées par la lumière de la sphère publique. En mai dernier, deux féminicides particulièrement effroyables ont une fois encore provoqué de fortes réactions. Chahinez Boutaa a été abattue puis brulée vive, en pleine rue, par son mari à Mérignac, en Gironde. Stéphanie Di Vincenzo a été, à 22 ans, poignardée à mort en pleine rue par son compagnon, à Hayange, en Moselle.


Un féminicide tous les trois jours, le tempo effréné des meurtres liés aux violences conjugales en 2020


Le 2 août dernier, le ministère de l’Intérieur a publié les résultats de l’Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple en 2020. Environ un décès est enregistré tous les trois jours, soit 102 féminicides contre 146 en 2019. Parmi ces femmes tuées, 35 % d’entre elles avaient déjà subi des violences, et 18 % avaient porté plainte. Certes, comme l’a souligné le ministre de l’Intérieur, les morts violentes au sein du couple recensées en 2020 constituent le chiffre le plus bas enregistré depuis 2006, date de la création de cette étude. Cependant, le décompte des féminicides recommence chaque nouvelle année, et il est alarmant : depuis le 1er janvier 2022 en France, 24 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint ou de leur ex-conjoint. L’étude se concentre également sur le profil des auteurs de violences et sur leurs modes opératoires. Les faits sont en majorité commis sans préméditation, au domicile du couple, de la victime ou de l’auteur. Pour principaux mobiles, sont recensés les disputes ou le refus d’une séparation.


Ces enquêtes ont commencé à voir le jour à partir des années 2000, dans une logique de dénombrement des violences conjugales en France. Si aujourd’hui, elles constituent l’une des premières sources en matière de statistique, leur approche a pu être critiquée par le passé. En 2000, la juriste Marcela Iacub et le démographe Hervé Le Bras condamnaient la posture « victimiste » de l’enquête nationale sur la violence envers les femmes en France. Selon eux, cette étude aurait obtenu « ses résultats par une redéfinition préalable de ce qu’elle prétend mesurer, jouant du flou des mots pour épaissir celui des maux».


Vingt ans plus tard, le « flou des mots » demeure, et en particulier autour d’un mot, féminicide, sujet à débats. L’inscription du terme dans le droit pénal français suscite de nombreuses interrogations autour de sa définition et du respect du principe d’égalité. Selon Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, ce « principe d’égalité devant la loi s’oppose à ce que les crimes soient « genrés », les victimes doivent donc être désignées de manière neutre mais universelle ». En outre, une telle incrimination se différencierait de l’homicide par son caractère sexiste. Pour s’en prévaloir, il faudrait donc rapporter la preuve de cette dimension, preuve sans doute extrêmement délicate, si ce n’est impossible. Si la motivation de sa mise en œuvre est initialement la protection de la victime, la qualification d’un crime comme « féminicide » risquerait de rester théorique.



Les violences conjugales, une préoccupation nouvelle pour le législateur ?


Depuis l’adoption du Code civil de 1804, l’appréciation des violences conjugales a drastiquement évolué. Au début du XIXe siècle, la femme était soumise à la « surveillance tutélaire » de son conjoint, et le meurtre commis par l’époux sur son épouse était tenu comme excusable en cas d’adultère. Les lois protectrices et en faveur des droits des femmes se sont ensuite multipliées dès la fin du XXe siècle. De fait, si cette problématique existe depuis bien longtemps, ce n’est que récemment que le législateur s’en est réellement saisi. Ainsi, c’est conjointement à la libération progressive de la parole et à la consolidation des mouvements féministes prônant l’égalité entre les femmes et les hommes, que la lutte contre les violences conjugales s’impose. Parmi les mesures-phares de ce nouvel « arsenal juridique », on compte la loi du 4 avril 2006 qui a consacré à l’article 222-23 du Code pénal le viol entre époux. Aujourd’hui, la connaissance du droit s’avère donc indispensable en matière de lutte contre les violences afin d’aller au-delà du simple débat d’opinion.


Pourtant, les réponses du législateur se heurtent à la logique de répression du système pénal français. Pour être réellement efficace, la lutte contre les violences conjugales suppose aussi la protection des femmes contre la commission des infractions réprimées, une protection ex-ante. Selon Ernestine Ronai, responsable du premier Observatoire des violences faites aux femmes, « il arrive qu’une menace de mort ou des violences physiques ne soient pas considérées comme forcément très graves. Il faut que la société, les magistrats, les policiers arrivent à penser que les hommes violents sont imprévisibles, ce qui implique de prendre en considération toutes les violences dès le départ et d’appliquer le principe de précaution ». Dès lors, pour tenter de protéger la victime sans contrevenir au système pénal français, les politiques publiques se sont concentrées autour de deux axes : l’amélioration de la prise en charge des victimes et la prévention des violences et des récidives.


La prise en charge des victimes, de la logique de répression à celle de protection


Lancé par le Gouvernement en septembre 2019, le Grenelle des violences conjugales a donné naissance à 46 mesures construites autour de trois axes : la prévention, la protection et la sanction. Sur les 46 mesures, 36 d’entre elles sont effectives, les 10 autres étant en cours de réalisation. A ce titre, le déploiement de 2310 « téléphones grave danger » peut être salué. Ces téléphones permettent de joindre en temps réel les forces de police afin de prévenir de nouveaux passages à l’acte. Un début prometteur, à nuancer néanmoins puisque leur distribution s’avère plus lente que celle initiée par nos voisins, à l’instar de l’Espagne où plus de 10 000 téléphones de ce type ont déjà été distribués. De même, lentement mais sûrement, les ordonnances de protection se multiplient. Le taux d’acceptation par les juges de telles demandes est ainsi passé de 61,8 % en 2018 à 66,7 % en 2020. Délivrées par le juge des affaires familiales, ces ordonnances permettent d’éloigner le conjoint violent de sa victime sans qu’une plainte ne soit nécessaire, et sont délivrées dans un délai de six jours à compter de la date de fixation de l’audience.



En revanche, une autre mesure du Grenelle, très controversée, semble faire l’objet de davantage de réticence : la levée du secret médical. A cet égard, l’article 226-14 du Code pénal dispose que tout professionnel de santé est autorisé à déroger au secret, y compris sans l’accord de la victime, « lorsqu’il estime en conscience que ces violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger». Or, « il n’y a pas de soins sans confidences, de confidences sans confiance, de confiance sans secret », affirme le Professeur Bernard Hœrni à propos des relations entre personnel soignant et patient. Le risque serait alors qu’en cas de perte de cette confiance, les femmes victimes de violences cessent de se confier, et ne puissent plus accéder à des soins adaptés. Un équilibre délicat à trouver.


Toujours à des fins de prévention, pour mettre fin au cycle des violences faites aux femmes, des centres de prise en charge des auteurs de violences (CPCA) ont été créés. Également mis en place dans le cadre du déploiement des mesures du Grenelle, ces centres offrent écoute et orientation aux auteurs et potentiels auteurs de violences ainsi qu’à leur entourage. Des actions de responsabilisation doivent permettre une prise de conscience des auteurs et un travail sur les origines de la violence. En fonction des situations, ces centres proposent un accompagnement psychologique, un accès aux soins en matière d’addictions ou encore une aide à l’insertion professionnelle. En parallèle, la prise en charge des victimes s’est développée dans les commissariats et les gendarmeries par la formation des agents. Plus de 80 000 personnels de police et de gendarmerie ont donc été formés pour recevoir, dans un climat de confiance et de sécurité, des victimes souvent en état de choc, de vulnérabilité et de détresse.


A l’origine des violences conjugales, les violences faites aux femmes


Au-delà des violences conjugales, pourquoi parle-t-on de violences faites aux femmes ? La réponse est sans appel : certaines femmes subissent des violences spécifiquement parce qu’elles sont des femmes. A cet égard, la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes dispose que cette violence « traduit des rapports de force historiquement inégaux entre hommes et femmes, lesquels ont abouti à la domination et à la discrimination exercées par les premiers et freiné la promotion des secondes ». Certains actes sont aujourd’hui tellement ancrés – à tort – dans l’inconscient collectif, qu’ils participent de la banalisation des violences et freinent leur répression. A cet égard, l’inversion de la culpabilité entre agresseur et victime a été de nombreuses fois dénoncée, tout comme le « mythe du vrai viol », c’est-à-dire un viol qui serait perpétré par un étranger, dans la rue la nuit. Dans une tribune au Monde, un collectif d’avocates dénonçait le fait que les viols conjugaux soient jugés, en majorité, devant les tribunaux correctionnels : « quelles qu’en soient les raisons, le procédé de correctionnalisation minimise symboliquement les violences sexuelles, et renvoie l’idée que ce qu’ont subi leurs victimes n’est pas suffisamment grave pour la justice ».


Éclats de violence, éclats de parole, l’heure n’est plus à l’ombre dans la lutte contre les violences conjugales. L’heure est à l’intransigeance face à ces violences, symboles-mêmes des inégalités entre les femmes et les hommes. La lutte contre les violences conjugales est un long chemin dont l’arrivée pourrait être nommée « culture de la protection » ; c’est un combat à mener jusqu’au jour où enfin, ces faits de violences cesseront d’être perpétrés.


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