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Le manifeste pour une éducation féministe


Par Yeliz Inci


Rassurez-vous Madame de Beauvoir, nous ne l’avons pas oublié. Vos mots raisonnent encore aujourd’hui dans nos rues vidées, dont plus personne ne veut battre le pavé. Non, nous n’avons pas oublié qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse, allez rajoutons sanitaire à la liste, pour que les droits des femmes soient remis en question. Non, nous n’avons pas oublié que ces droits ne sont jamais acquis. Non, nous n’avons pas oublié que nous devons rester vigilantes notre vie durant.

Ce constat est en lui-même une raison suffisante pour un manifeste à une éducation féministe. Une éducation féministe, c’est ce que Chimamanda Ngozi Adichie nous propose de dessiner dans sa dernière œuvre Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe. Traduit en 19 langues, ce manifeste voit le jour lorsque Ijeawele, son amie d’enfance, lui demande comment donner une éducation féministe à sa petite fille. Après avoir hésité sur sa réponse, l’auteure nous propose dans une version remaniée de sa lettre d’agir. En définitive, c’est bien de cela dont il est question, agir face à l’urgence morale qui est la nôtre « pour tenter de créer un monde plus juste à l’égard des femmes et des hommes ».


Qui est Chimamanda Ngozi Adichie ?

Chimamanda Ngozi Adichie a grandi au Nigéria, sa terre natale. Forte d’un parcours universitaire brillant, elle y a étudié, entre autres, la médecine et la pharmacie. A ses 19 ans, c’est aux Etats-Unis qu’elle décide de continuer ses études supérieures en communication et en sciences politiques. Aujourd’hui, Chimamanda Ngozi Adichie est une romancière plusieurs fois récompensée notamment pour son Hibiscus pourpre, Autre moitié du soleil ou encore Americanah. Elle a alors connu la vie au Nigéria et la vie aux Etats-Unis. Cette expérience fait qu’elle a suffisamment de recul et de points de comparaison pour se rendre compte que le sexisme est un mal dont souffre toutes les populations, les symptômes ne sont que sensiblement différents.

Avant d’aborder les suggestions, l’auteure prend le temps de faire quelques remarques liminaires. Parce que le féminisme est souvent une affaire de contexte, elle tient à nous donner, selon ses propres mots, deux « outils féministes » qu’il faut s’efforcer à employer. Le premier, le plus important sans aucun doute, est de ne jamais oublier ce postulat de base, « je compte autant », autant que n’importe quel autre être humain indépendamment de son genre. Le second, tout aussi pertinent, est de se demander s’il est possible d’inverser une proposition X et d’obtenir le même résultat. Si le choix effectué n’est pas déterminé par une inégalité de genre alors ce choix peut être féministe. L’auteure cite en exemple la réaction d’une épouse face à l’infidélité de son conjoint. Beaucoup répondraient que l’épouse doit pardonner à son mari car il est dans la nature de l’homme d’avoir des mœurs sexuelles légères. Réagirait-on de la même manière si c’était l’épouse qui avait été infidèle ? Si on ne peut pas répondre par oui c’est que la proposition de départ est sexiste.

Voici alors quelques-unes de ses suggestions pour une éducation féministe :

Les conseils de Chimamanda s’ouvrent sur les deux premières suggestions que l’on peut résumer ainsi, une femme devenue mère ne se résume pas à cela et il ne faut pas oublier que l’enfant a deux parents et non une mère et un père qui au mieux joue le rôle de l’assistant, au pire est complètement absent de l’éducation de son enfant.

« Sois une personne pleine et entière », dans ces quelques mots résident toute la sagesse de Chimamanda. Une femme ne se définit pas uniquement par sa maternité, elle reste une personne à part entière qui est actrice se sa propre vie. Il faut en finir avec cette idée que la maternité et l’activité professionnelle d’une femme sont forcément incompatibles. Marlene Sanders, pionnière du journalisme et première femme à couvrir la guerre du Vietnam, disait bien « Ne vous excusez jamais de travailler. Vous aimez ce que vous faites, et aimer ce que vous faites est un merveilleux cadeau à offrir à votre enfant. » Pour justifier l’idée selon laquelle une femme ne peut pas être une mère et travailler en même temps, il est souvent avancé que la tradition y est contraire. Chimamanda écarte d’un brillant revers de la main cet argument en rappelant que dans la tradition igbo les femmes travaillaient, elles avaient même le monopole du commerce avant la colonisation britannique.

Par ailleurs, si aujourd’hui en France ou aux Etats-Unis une mère qui travaille ne choque plus autant, un autre fléau sévit tout autant. Il s’agit du mythe de la « femme-superwoman », celle qui est capable de tout gérer seule. L’auteure déconstruit merveilleusement bien ce mythe en exacerbant la nécessité d’apprendre à être mère, la maternité n’est pas innée. En déconstruisant ce mythe, Chimamanda écarte un des arguments qui sert à justifier le manque d’investissement des pères dans l’éducation de leurs enfants. Le vocabulaire utilisé pour décrire un père qui s’occupe de son enfant est tout à fait révélateur, on dira volontiers qu’il « aide » sa femme car elle avait un empêchement, pire qu’il fait du « babysitting ». Ces termes sont à bannir en l’occurrence. Lorsque l’enfant à deux parents, l’éducation doit se faire à deux, et non pas comme si l’enfant était élevé par une mère célibataire.

Dans ses troisième, quatrième et septième suggestions, Chimamanda nous demande d’apprendre à notre enfant que les « rôles de genre » n’ont absolument aucun sens, surtout celui qui veut que les femmes doivent absolument aspirer au mariage.

Il s’agit ici d’utiliser notre second « outil féministe ». Les rôles de genre commencent tôt, très tôt, par exemple avec l’indétrônable layette bleue ou rose. Si l’assignation de ces couleurs parait inoffensive, les jouets genrés eux le sont moins. Un rapide tour des rayons jouets suffit à s’en rendre compte. D’un côté les jouets destinés aux petits garçons leur donnent un rôle actif, ils construisent, fabriquent, conduisent ; de l’autre, les petites filles ont un rôle plus passif en ce qui concerne les jouets qui leur sont destinés, dont la majorité écrasante reste des poupées. Comprenons-nous bien, l’auteure n’a rien contre les poupées, au contraire, ce qu’il est reproché ici, et à juste titre, c’est que ces jouets sont destinés à un genre et à un seul. Si l’image d’une petite fille qui joue avec une voiture télécommandée choque moins aujourd’hui, même si celle-ci sera sûrement rose à paillettes, celle d’un petit garçon qui s’amuse à inventer les aventures de sa poupée dérange toujours autant. De même, il suffit d’observer l’attitude des parents avec leurs enfants : ils ont plus tendance à restreindre les filles, à leur demander de se tenir tranquille ou d’être gentille et à laisser les garçons explorer. Or, comme le dit si justement l’auteur « en refusant d’imposer le carcan des rôles de genre aux enfants, nous leur laissons la latitude nécessaire pour se réaliser pleinement ».

Il y a un rôle de genre en particulier, qui a donné une partie entière du manifeste, celui qui veut que les femmes doivent aspirer au mariage. Il est vrai que les petites filles sont conditionnées à aspirer au mariage, ce qui n’est pas le cas des petits garçons. Un double standard comme celui-ci ne peut conduire in fine qu’à un mariage complètement déséquilibré avec une partie qui se donne entièrement pour que le mariage fonctionne et une autre qui continue à vivre comme si elle était célibataire.

Chimamanda ne se contente pas de nous prévenir des dangers, déjà connus, d’une société sexiste et inégalitaire, elle nous explique aussi comment armer un enfant pour qu’il puisse faire face à cette société et surtout pour qu’il puisse la changer.

Les premières de ces armes sont la lecture et les mots. Il n’est pas nouveau que donner le goût de la lecture très tôt à un enfant lui permet d’avoir accès à une éducation plus riche. Le principe vaut également ici. Inciter son enfant à lire, surtout des livres qui ne seraient pas au programme scolaire est primordial. L’enfant y verra des représentations différentes et surtout cela l’aidera à manier les mots. Cultiver l’amour de la lecture, c’est aussi cultiver l’amour des mots. Un enfant qui a un vocabulaire varié pourra mieux s’exprimer, il pourra désigner plus précisément ce qu’il pense et ce qu’il ressent. Cela lui permettra aussi d’avoir un débat éclairer et de déconstruire les arguments des adeptes du sophisme. Par exemple, il pourra déceler l’hypocrisie qui réside dans l’argument biologique que les détracteurs du féminisme s’empressent de brandir à chaque occasion. De plus, parce que « les mots sont le réceptacle de nos préjugés, de nos croyances et de nos présupposés », enrichir son vocabulaire et lire lui permettra de questionner le langage des autres mais aussi son propre langage.

Aussi, être féministe c’est savoir que l’on compte tout autant que les autres. Pour arriver à en prendre conscience, il nécessaire pour un enfant d’avoir un sentiment d’identité, une identité propre. La construction de l’identité se fait au regard d’un groupe et au regard de soi-même, notamment de son apparence physique. Arrêtons alors de lier les vêtements à la morale, laissons sa fille porter ce qui lui plaît. Encore une fois, ne pas enfermer la femme dans son rôle de mère donnera un magnifique exemple à sa fille. Il faut alors entourer son enfant de femmes fortes qu’il pourra admirer et d’hommes bons, l’idée étant de lui donner plusieurs exemples de modèles. Il ne faut effectivement pas négliger la force des modèles et de la représentation. C’est pourquoi, il est essentiel de montrer à son enfant qu’il existe d’autres cultures qui célèbrent d’autres corps et esprits que ceux que la culture dominante prône.

Je compte tout autant. On ne saurait trop le répéter. Ces quatre petits mots doivent devenir un mantra. Si les filles comptent tout autant, il est alors urgent d’arrêter de leur apprendre à plaire à tout prix et il est tout aussi urgent de déconstruire les attentes sociétales à l’égard des filles en matière de sexe et d’amour. Une femme n’est effectivement pas qu’un objet qu’on aime ou non, elle est aussi un sujet qui peut aimer ou ne pas aimer. Arrêtons de considérer les femmes comme de simples accessoires servant à gérer l’appétit sexuel des hommes. Qu’est-ce que l’on dit à la jeune fille qu’on a renvoyée chez ses parents parce qu’on pouvait voir ses épaules, ce qui pourrait perturber les jeunes garçons ? On leur dit que leur éducation est moins importante que ce préjugé grotesque et dangereux selon lequel les hommes ne pourraient pas contrôler leur appétit sexuel. On lui dit aussi que parce que son corps est à la vue des autres, il ne lui appartient pas.

Pour finir, il faudrait lui expliquer que malheureusement, il existe aussi une misogynie féminine. Mais plus important encore il faut lui expliquer qu’une femme qui revendique de ne pas être féministe n’enlève en rien à la nécessité du féminisme. Au contraire, cela montre à quel point le sexisme est ancré dans nos sociétés et comment le féminisme a été diabolisé pour finir par devenir une injure.

Voilà quelques-unes des suggestions de Chimamanda Ngozi Adichie. Je ne saurais suffisamment vous inviter à lire ce manifeste, pour découvrir en moins d’une centaine de pages la sagesse et la pertinence des réflexions de l’auteure. Ce manifeste a tout à fait sa place sur la table de chevet de tous les parents en devenir ou les curieux qui veulent faire agir pour « créer un monde plus juste à l’égard des femmes et des hommes ».

 
 
 

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